De Puerto Natales à
Ushuaïa ou l'aventure au coeur des éléments. Un voyage à vélo ne peut se définir
en dehors des quatre fondamentaux qui formèrent symboliquement notre univers.
Au quotidien, nous sommes en résonance avec eux et ce lien peut tenir autant de
l'harmonie que de la lutte. Un lien sans lequel il est impossible de composer
ici, dans cette région du monde, où la Nature domine encore en grande partie les
hommes.
Il ne s'est passé
aucun réveil sans que l'on ne se pose ces deux questions : « Y a-t-il du
vent ? » Si oui, « Dans quel sens souffle-t-il ? » Le cyclo a
tendance à croire que le vent, fatalement, vient toujours de face et à se
sentir victime d'une éternelle malchance. Mais maintenant, je sais ce que c'est
que d'avoir le vent dans le dos. Pouvoir tâter distraitement de la pédale, plus
pour le geste que pour l'efficacité et néanmoins faire du 30 km/h. sur de la
piste. Pouvoir dire « Vas-y, le vent, souffle ! » Réaliser une
centaine de kilomètres dans une journée sans être fatigué. Pour une fois,
rendre hommage aux cyclo-voyageurs qui font le trajet en sens inverse et se délecter
de ne pas être à leur place. Et toujours espérer que le virage que l'on voit au
loin ne nous dévie pas de la trajectoire du vent. Malgré tout, notre route ne
fut pas une ligne droite... Le vent latéral nous a parfois contraints à pousser
le vélo, surtout pour des questions de sécurité et nous avons de justesse évité
d'avoir à ajouter quelques coches au tableau des chutes. Ami, ennemi. Amour et
haine. Le vent a joué de nos émotions comme il s’amuse avec les feuilles
d'automne.
Pour une fois, ce
n'est pas sous la forme de la pluie que l'eau se distingue. Je pourrais évoquer
le détroit de Magellan ou le canal de Beagle. Mais c'est un autre cours d'eau,
bien plus modeste, qui restera dans nos souvenirs. Car si le détroit de
Magellan, nous l'avons traversé sans aucun effort à bord d'un ferry, il en est
tout autre de la rivière Bella Vista. D'un côté, le Chili. De l'autre,
l'Argentine. Est-ce pour cette raison qu'il n'y a pas de pont pour la traverser
? Peu importe l'explication, le fait est là : il nous faut passer de l'autre côté
de cet obstacle d'environ 8 mètres de large. La profondeur ? L'opacité de l'eau
ne nous permet pas de l'évaluer. Tout ce que l'on voit, c'est un cours d'eau
effréné qui défile sous nos yeux à vive allure. Pas le temps de tergiverser car
lorsque l'on s'arrête de bouger, le vent glacial nous cingle le visage et le
corps. Nous enlevons chaussures, chaussettes et pantalons, empoignons nos
sacoches avant et nous jetons à l'eau. Ce qui au départ étaient encore des jambes,
des pieds et des orteils deviennent rapidement des bâtons rigides et
insensibles. Seule la douleur de marcher sur des galets persiste. Surtout
regarder ses pieds ; un regard en avant et la vue du courant nous fait perdre
notre équilibre précaire. Une fois de l'autre côté, il nous faut revenir sur la
rive où attend la suite du chargement. L'eau ne nous arrivant qu'à hauteur du
bas des cuisses, nous décidons de prendre le reste en un seul trajet. De toute
manière, nous n'aurions pas la résistance de faire plus d'allers et retours. La
force de l'eau rend difficile la manipulation du vélo. Mais ça y est, nous
sommes passés de l'autre côté de la rivière et notre chargement aussi.
Rapidement nous séchons et rhabillons ces choses douloureuses qui nous servent à
marcher. Ensuite il faut y faire revenir le sang et les réchauffer : marcher et
surtout ne pas s'arrêter.
Après la rivière,
il y a eu la frontière. Un des douaniers, nous voyant masser nos pieds pour
essayer de les réchauffer, nous emmène dans sa chaumière et demande à la femme
qui y vit de remettre du bois dans le poêle. Il installe un banc devant ce
dernier et nous y invite. Le temps d'un pique-nique et nos pieds ont retrouvé
toute leur vitalité.
Un autre soir, après
une journée balayée par les vents glacés, il y a eu l'estancia José Menendez. Une chambre à l’abri du vent où ronronne un
fourneau. Une cuisine constamment surchauffée par l'énorme poêle à gaz qui sert
de cuisinière. Des moments d'échanges avec l’intendant du domaine dans cette
chaleur apaisante. Ici, le Feu est de celui qui réchauffe, de celui qui
rassemble. Il est de celui qui permet de supporter l'Air, la Terre et l'Eau, du
simple fait de savoir qu'il existe.
Ainsi avons-nous
cheminé jusqu'à Ushuaïa. Des envoûtants cirques de montagnes du Torres del Paine
aux pâturages désolés et aux forêts enchantées de la Terre de Feu, nous avons réalisé
nos derniers kilomètres sur sol américain. La fin d'une étape, une page se
tourne. Une feuille vierge attend d'être griffonnée, celle de l'aventure européenne. AG 26.03.14
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