Dimanche 8
septembre 2013, terre à l'horizon. Venons-nous donc de passer quinze jours en
plein océan ? J’ai peine à le croire. Qu'ai-je donc fait durant tout ce temps
puisqu'il me paraît n'être qu'un instant ? Pourtant l'agenda est formel.
Et lui, je le
crois, plus que ma propre boussole temporelle. Boussole ou plutôt déboussole.
Car sans cesse, celle-ci a été malmenée par le temps qui s'est allongé,
raccourci, multiplié, distendu. Le temps... cette immensité abstraite qui nous
surpasse. Qu'est-ce qu'une minute, une heure, un jour, si ce n'est un cadre créé
par l'homme pour tenter de le maîtriser ? De la Corée au Mexique, nous avons dû
résoudre le problème suivant : avancer dans les fuseaux horaires pour
finalement se retrouver en retard sur l'heure de Greenwich. Comment donc
avancer pour reculer ? La solution : des journées de vingt-trois heures et un
jour à double. Ainsi avons-nous vécu deux fois le jeudi 29 août. Notre année
2013 sera donc composée de 366 jours. Quoique... les heures perdues depuis le début
de notre voyage ne compensent-elles pas cette double-journée ? En fin de
compte, l'esprit s'embrouille et le corps s'y perd. Quel jour sommes-nous ?
Finalement cela
importe peu, l'agenda n'est guère nécessaire car les jours se ressemblent à s'y
méprendre. Ici, les marins travaillent sept jours sur sept. Seul le dimanche
ose une petite variante dans le programme routinier et donne à la semaine un
point de repère : croissants à déjeuner et pause plus longue à midi.
Pour notre part,
nous nous laissons voguer au fil des jours, sans penser au-delà de ce que nous
allons faire l'heure suivante. Bouquiner, écrire ou regarder un film ? Faire
une heure de vélo, aller à la piscine ou se défier au ping-pong ? Faire la
sieste ou se délecter du paysage sur une chaise longue au soleil ? Le choix
d'activités est vaste et ce sont bien là les questions existentielles que l'on
se pose chaque jour. Heureusement, les repas sont là pour structurer nos journées
et éviter que l'on ne se perde dans la contemplation des vagues ou l'addiction
cinématographique.
Au-delà d'un cadre
journalier, les repas nous offrent des moments de réel plaisir et de saveurs.
Le cuisinier est français et sait faire honneur à son pays dans les plats qu'il
prépare. Cette nationalité se distingue au sein même des traditions maritimes
durement conservées : ainsi nous sommes servis à table par un maître d'hôtel,
nos repas se déclinent en trois plats, un plateau de fromages nous est proposé
le soir et le vin ne fait jamais défaut. Roquefort AOC, baguette croustillante,
fromage de chèvre, Nesquik, pommes croquantes, coquillettes au beurre, menthe
fraîche... Après quelques dix-sept mois d'absence de notre palais, ces produits
éclatent à nos papilles comme un bouquet de fleurs multicolores. France,
Suisse, Slovénie, Espagne, Mexique, Chine... les produits proviennent de tous
horizons. Et si cela est possible, c'est bien au moyen de cargos comme le nôtre,
qui, de leur marche lente et régulière, estompent le contour des frontières en conduisant
leurs quelques 8’000 containers de part et d'autre d'Asie et d'Amérique.
Notre navire
s'appelle La Traviata. A son bord, trente-trois marins. Ils sont français,
roumains ou indiens et portent le nom de commandant, bosco, peintre, chef mécanicien,
maître électricien, timonier, matelot, chef cuisinier, tourneur... Grâce à leur
patience et à leurs partages, nous découvrons, jour après jour, les multiples
facettes de cet univers marin.
Les jours passent,
l'océan nous encercle de son bleu profond, toujours et encore et la faune
marine nous nargue. Elle est là, nous le savons, et pourtant elle nous échappe.
Et puis, un jour :
« Aline, là,
regarde ! Vite !
- Quoi, quoi, où ?
- Vite, ils passent
de l'autre côté du bateau !
Et nous de piquer
un sprint effréné pour atteindre le ponton à tribord.
- Wouah, regarde, là
! et là, juste devant !
- Oh là là, c'est
fou ! C'est fou ! »
Vingt, peut-être
bien trente dauphins jaillissent des eaux. Seigneurs des mers, ils n'ont que
faire d'un gros navire comme le nôtre si ce n'est de profiter de ses vagues et
d'en faire leur terrain de jeux. Deux éberlués les regardent, s'extasient, les
photographient. Peu leur importe. Ils jouent et c'est tout. Ils jouent tant que
les vagues les emportent, jusqu'à ce que l'eau devienne calme et ennuyeuse.
Alors la partie est terminée, ils disparaissent sous les flots, ne laissant
derrière eux qu'un instant d'une rare intensité et une impression de mirage.
Tant d'émotions puis le calme soudain. Aurais-je rêvé ? C'est allé si vite...
Je voudrais revenir en arrière et revoir la scène, encore et encore, pour
admirer chaque saut, chaque pirouette, n'en louper aucune, se laisser fasciner,
encore. Une prochaine fois, peut-être. Mais nous pouvons désormais déposer,
dans notre boîte à souvenirs, ces quelques instants enchanteurs. Ils rejoignent
ceux des tortues marines et des incroyables poissons volants. Et puis, au loin,
tout au loin et un peu flou, celui des cachalots et des baleines.
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