Conter la fin de
notre voyage en Bolivie, c'est chanter un hymne aux cinq sens ; c'est décrire
un feu d'artifice ou narrer un bouquet de fleurs. C'est l'histoire d'explosions
de couleurs, d'éclosions d'émotions, du silence des déserts, du parfum de la
poussière et du goût de l'effort.
Cette histoire débute
à Sabaya, là où la précédente prenait fin. Deux protagonistes, toujours les mêmes.
Trois acteurs occasionnels complètent la scène : Lea, Gregor et Ronja, un couple
allemand avec une puce de deux ans qui relient l'Alaska à Ushuaïa. Ensemble,
nous donnons nos premiers coups de pédales sur le salar de Coipasa et laissons
bourgeonner en nous une sensation nouvelle. La famille s'arrête dans un petit
village insulaire et nous poursuivons seuls dans ce désert blanc. Alors la
fleur de la liberté éclot et nous envahit de son parfum suave. Olivier et moi,
une plaine de sel sous nos roues et sous nos yeux. Et c'est tout. Pas de
chemin, de piste ou de trace, pas de bordure, de limitation ou de frontière. Le
seul pouvoir d'aller où l'on veut dans cet écrin de pureté. Une direction à
suivre néanmoins, le Sud. Mais après quelques dizaines de kilomètres, nous
apprenons que notre liberté d'Homme doit le respect à celle de la Nature. Le
plateau lisse et dur du sel prend par endroits une troisième dimension : celle
des plaques de sel retroussées par les vents ou la profondeur du terrain humide
et enlisant. Alors notre itinéraire se plie à ces contraintes aux dépens de
notre flânerie.
Un interlude de
pistes de sable sépare le salar de Coipasa et le salar d'Uyuni. Si la traversée
du premier nous a pris un après-midi, celle du second occupera deux jours
entiers. L'entrée sur le salar fait renaître en nous l'exhalaison enivrante de
l’indépendance. A croire qu'il y a quelque chose de magique dans cet univers
blanc. Nous sommes là et nous sommes bien. Nous n'avons pour nous orienter sur
ces 12'000 km2 qu'une boussole, notre carte imprécise
de la Bolivie et un schéma grossier du salar. Nous campons la première nuit
dans la baie d'une île peuplée de cactus géants et habitée par des lapins
sauvages. Le deuxième jour, la magie du lieu se ternit ; où sommes-nous
exactement ? Nous vérifions et revérifions boussole et cartes : nos
observations du terrain ne correspondent pas à nos informations de papier.
Devons-nous réajuster le tir ? Un changement d'orientation, même minime, aurait
une incidence importante sur la distance à parcourir. Il ne faut pas se
tromper, car notre réserve d'eau a ses limites. Nous faisons un choix de
direction qui se révèle être le bon. Nous sommes alors heureux non pas de
quitter le salar, mais de retrouver une piste qui en sort. Celle-ci nous mène à
San Juan del Rosario, étape indispensable avant d'entamer notre ultime défi
bolivien : la région des Lagunes et le Sud Lipez. Ce petit village est le
dernier lieu de ravitaillement en vivres avant neuf ou dix jours. Encore
faut-il comprendre le fonctionnement de ses échoppes ! Tantôt celle-ci ouverte,
tantôt celle-là fermée, tantôt toutes fermées, tantôt... Avec un peu
d'attention et de temps, nous finissons par identifier quelques règles dans cet
apparent capharnaüm. Ce sont généralement les femmes qui tiennent la boutique.
Elles ouvrent du lever du soleil jusqu'à 7 heures. Elles s'en vont ensuite
travailler aux champs. Vers 18 heures elles en reviennent et ouvrent à nouveau
le commerce jusqu'à tard le soir. Le jour suivant, elles recommencent... Avec
ce savoir et un peu de souplesse, nous finissons par trouver tout ce qu'il nous
faut. Au départ de San Juan, nos vélos sont lourds, mais une certitude atténue
ce poids : chaque jour, ils seront un peu plus légers. Ainsi nous partons pour
une semaine et demie d'aventure dans des contrées où seule la nature est
installée. Pas de village, pas d'élevage de lamas, pas de bitume, mais des
couleurs complètement folles, des lagunes vertes, blanches ou rouges, des
flamands roses, des montagnes ocres, des déserts dorés, des geysers étourdissants...
Mais où sommes-nous ? Est-ce ici toujours la Terre ? Les nombreux 4x4
touristiques atténuent quelque peu notre délire. Tout de même, nous voilà
devant une évidence : que de beautés au sein de notre planète ! Quelles
surprises peut-elle donc encore bien nous réserver ? Et à quel prix ? Car oui,
pour nous, ces joyaux se paient. Je ne parle pas de finance, mais bien de
sueur. Nous parcourons en moyenne une trentaine de kilomètres par jour ; la
piste est souvent ensablée ou formée de tôle ondulée. L'altitude varie entre 4’200
et presque 5’000 mètres. Chaque kilomètre demande un effort ; la fin de la
journée est bien souvent un soulagement. Se crée ainsi un équilibre fragile
entre la rudesse du parcours et les paysages que l'on reçoit comme un cadeau. Néanmoins,
quelle euphorie lorsque nous retrouvons l'asphalte après environ 1’000 km. de
piste ! Nous modérons tout de même notre enthousiasme car nous savons que ce
luxe lisse et plat ne sera que de courte durée. Depuis la frontière bolivo-chilienne
située à environ 4’500 mètres d'altitude, nous roulons quelques 47 km. et nous
nous retrouvons dans le désert d'Atacama, à 2’500 mètres. Une étape nécessaire
pour nous ravitailler, une fois encore, car nous entamons ensuite une énième
traversée de la cordillère, cette fois pour rejoindre l'Argentine. Le parcours
se révèle être une dernière bouffée de paysages grandioses, de nature à l'état
pur, d'efforts et de piste. Cinq cols entre 4’100 et 4’500 mètres « vallonnent »
notre chemin. L'avant-dernier a raison de mon endurance. Ça y est, je suis à
bout. L'ardoise de mes ras-le-bol me saute à la figure et tout y passe : marre
de cette piste où il faut sans arrêt changer de côté pour éviter les trous et
les bancs de sable ; marre de tressauter comme une bécasse sur cette tôle ondulée
; marre de monter la tente et cuisiner avec un vent endiablé ; marre de bouffer
du sable avec mes pâtes ; marre d'appréhender le besoin d'aller faire pipi la
nuit de peur de revenir gelée ; marre de m'énerver avec les fermetures éclairs qui
dysfonctionnent ; marre d'avoir froid aux pieds la nuit malgré mes grosses
chaussettes ; marre d'être aussi sale et pouilleuse... Est venu le temps d'un nécessaire
changement. Et c'est tant mieux, car c'est au programme ! Après le dernier col
et une descente de quelque 130 km., nous atterrissons à Salta. Cette fois, le
bouquet de fleurs que la destinée nous tend se compose de routes asphaltées, de
chaleur, de diversités culinaires, de douches et de verdure. A chaque fleur son
langage, celui de ce bouquet nous parle. Nous le saisissons avec plaisir tout
en sachant qu'un jour il se fanera et qu'alors un nouveau fleurira. AG 15.11.13
De quoi tenir 10 jours |
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