La raison ou la peur?



Six heures du matin. Le ciel est orangé et la proximité d'un lac nous offre encore un peu de fraîcheur. C'est l'office du tourisme de la ville voisine qui nous a recommandé ce petit bout de paradis. Il ne s'était pas trompé ; hier encore, l'endroit regorgeait d'amoureux du barbecue et l’ambiance y était familiale. Six heures du matin et cet Éden devient pour nous un véritable enfer. La quiétude matinale est soudain brisée par des vociférations. Deux ombres se jettent sur nos vélos dans le but de nous les ravir. Je sors. Peu surpris par un tel agissement, je me retrouve face à deux jeunes hommes qui me font face. Leur état m'interpelle, me laissant croire, dans un premier temps, à une déficience mentale. Je reste calme. Il faut désamorcer cette situation avant qu'elle ne dégénère. Aveuglé par la surprise, je ne remarque pas qu'elle est déjà hors de mon contrôle. Ils enlèvent leurs T-shirts, font les gros bras, m'insultent. Désamorcer cette situation, il le faut. Ils hurlent en espagnol, menacent de me tuer, me jettent du sable au visage, me donnent des coups. Désamorcer la situation. Le plus jeune d'entre eux se colle à moi, hurle des phrases que je ne comprends pas à l'exception du mot « imbécile ». J'ai la bouche et les cheveux remplis de sable, les yeux me piquent. Je craque. En une fraction de seconde, mon genou s'encastre dans le ventre de ce dernier. Il tombe mais se relève comme si je n'avais qu'effleuré sa chair... Incompréhension. La violence de mon coup aurait dû me donner quelques secondes de répit. Drogués jusqu'à la moelle, ils ne ressentent plus la douleur. C'en est trop, jamais l'on ne m'a appris à gérer une telle situation... Incapable de m'aider, mon cerveau se déconnecte. Seule sa partie reptilienne fonctionne encore. Je ne réfléchis plus, j'agis. Aline me racontera plus tard qu'un échange de coups a eu lieu, que je me suis retrouvé au sol avec deux individus tentant de m'étrangler, de me tuer. Bien qu'écrasé par plus de 120 kilos, je me relève, je les soulève pour me libérer, pour respirer à nouveau. La situation se complique. Un troisième acolyte fait son apparition. Plus fourbe que les autres, il restera un peu au loin et lancera une grosse pierre sur la tente. Aline est à l'intérieur. Une seule chose m'importe : nous sauver, la sauver. Je peux assumer encore bien des coups et j'essaie d'offrir un peu de temps à Aline qui tente de rassembler nos affaires. Nos décisions ne sont plus rationnelles mais la situation est hors des normes que nous connaissons. Occupé par l'un d'eux, je ne vois pas la lâcheté qui opère. C'est au bruit des pleurs d'Aline que je constate l'évidence. Sortie de l’habitacle de justesse, elle regarde notre tente se faire consumer par les flammes. Conscients qu'à mains nues, ils ne pourront affronter ma colère, ils se munissent de pierres. Lapidation ! Impossible de faire face. Chacun de ces projectiles pourrait être synonyme de « fin du Voyage ». Je recule. Il nous faut de l'aide ou simplement trouver un refuge. Je quitte le campement, ordonnant à Aline de me suivre. Cent mètres plus loin, je constate que je suis seul. Retourner en arrière ou avancer jusqu'à ce groupe de badauds. S'engouffrer dans une impasse à la sortie incertaine ou demander de l'aide. Tout en leur demandant d’appeler la police, mon attention se fige sur un objet. Le monde qui m'entoure devient comme flou, les sons deviennent sourds. Seule une barre métallique, appuyée contre un barbecue, me semble nette. « S'ils ont touché à Aline, t'auras de quoi régler la situation », me dit une petite voix. Un je ne sais trop quoi me retient. Pourquoi ? Je retourne au campement. Une nouvelle grêle de pierres m'accueille. Je sais que je ne serai bientôt plus seul et mon espoir se ressent. Ils comprennent la nouvelle situation et déguerpissent dans les fourrés. Aline est en pleurs. S'ils n'ont osé la frapper, ils ont eu par contre des gestes lâches et déplacés.

Après les formalités au poste de police et trois arrestations musclées, nous nous retrouvons dans une chambre mise à disposition par la municipalité. Une nouvelle tente nous a également été promise pour le lendemain. Là, c'est le corps qui se réveille. Un simple toussotement et c'est mon être tout entier qui se tord de douleur. Ce que ma tête a volontairement oublié, mon corps lui s'en souvient. Mon passage à l'hôpital m'a permis de panser mes plaies mais mon bras droit refuse de se plier. Si j'accuse les coups reçus, ceux donnés me font également souffrir. Que s'est-t-il réellement passé ? Le saurai-je un jour ?

Voilà 48 heures que ce cauchemar s'est terminé. Mon corps va mieux et Aline a retrouvé le sourire. Mais, je ne cesse d'y penser. Aurais-je dû plus rapidement laisser mon corps s'exprimer ? Ou la voie de la non-violence, même dans l'échec, reste-t-elle la bonne solution ? De plus, cette question me ronge : qu'est-ce qui m'a empêché de m'exprimer plus intensément par la force. La raison ou la peur?
  OF 21.11.2013


1 commentaire:

  1. L'homme descend du singe...
    Mais certains auraient dû rester dans les arbres....
    En pensées!
    Pascal

    RépondreSupprimer